Samedi, 11 mai 2024
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    Jordan Dupuis réalise l’autopsie de son passé dans Tuer l’ogre

    Jordan Dupuis a perdu 185 livres. Il a eu recours à des liposuccions, une mastectomie, une chirurgie bariatrique et des procédures de redrapage de la peau, mais jamais il ne prétend que ces interventions ont tout réglé.

    Il s’agissait pour lui d’outils qui accompagnaient sa plongée au plus profond de lui-même, une exploration de ses tranchées où il a identifié son monstre intérieur pour le coucher sur une table, le mettre à mort et le disséquer, afin d’en extirper un récit intime, Tuer l’ogre (Libre Expression).

    Pourquoi un titre aussi percutant ?
    Jordan Dupuis : En thérapie, il fallait nommer ce qui nous habitait, lui donner un visage pour être capable de lui parler, de l’amadouer et de travailler avec cette entité à l’intérieur qui voulait tout manger, tout détruire. La meilleure image que j’ai trouvée était celle d’un ogre qui rêvait plusieurs visages, qui se déguise et qui a toujours faim. Ce titre était celui qui correspondait le plus au sentiment de pouvoir que j’ai maintenant sur ma vie.

    En racontant ton rapport à ton poids, à la nourriture et à ton image, quel est ton objectif ?
    Jordan Dupuis : Au début, je pensais faire un livre de service sur les troubles alimentaires et l’image corporelle. Je croyais impliquer des collaborateurs du milieu médical pour écrire. Puis, lorsque j’ai soumis mes textes les plus personnels à la maison d’édition, on m’a répondu qu’on voulait que j’écrive ce que j’ai en dedans. J’ai alors pensé écrire un roman autofictionnel pour me cacher derrière un personnage, mais je me suis rendu compte que ça allait à l’encontre de ma démarche de transparence et que mon livre allait au-delà de l’image corporelle.

    Il parle aussi de famille, des relations, du legs, de santé mentale et de choses que j’avais ensevelies sous les carapaces que je m’étais construites au fil du temps pour survivre. Quand j’ai décidé de lâcher prise et d’y aller sous forme de chroniques et de souvenirs, j’ai compris que je devais parler de tout et accepter mes parts d’ombre. Cela dit, j’ai beaucoup pensé à mes proches en écrivant, parce que je ne veux blesser personne.

    D’ailleurs, tout en écrivant sur l’amour que ta mère t’a donné de manière constante, tu l’avises au début du livre qu’elle va pleurer et se sentir coupable en te lisant. Pourquoi ?
    Jordan Dupuis : Parce que c’est ce qu’elle me dit au quotidien… Quand j’ai remis le manuscrit, j’ai appris que ça prenait des autorisations pour parler des gens. Il a donc fallu que je m’assoie avec mes parents et que je leur lise plusieurs passages. Je parle quand même de la santé mentale de ma mère à certains moments. Et de ce qu’elle a mal fait en éduquant ses enfants, autant que ce qu’elle a accompli de merveilleux. Au final, elle se sent extrêmement coupable. Et moi, même si je suis une personne joviale entourée d’amour, j’ai constaté en écrivant qu’il y avait énormément de tristesse dans mon histoire. Je suis retourné en thérapie pendant l’écriture.

    À quel point ça t’a fait mal de replonger dans les méandres de ton trouble alimentaire ?
    Jordan Dupuis : Très mal. J’avais travaillé sur moi et je croyais être passé à autre chose, mais l’exercice du livre m’a demandé de recreuser certains aspects. Je ne comprenais pas le gain d’écrire ce livre jusqu’à ce qu’il soit terminé. À travers les moments et les souvenirs qui ont émergé, j’ai compris pourquoi je devais les écrire : ils étaient encore pognés dans ma gorge. Maintenant, c’est nommé. Ça m’a fait un bien immense. Quand j’ai lu certains passages à mes parents, on a pleuré ensemble. Ils se sont excusés. Et ils comprennent ma démarche.

    Tu as eu recours à de nombreuses chirurgies. Est-ce que ton corps est fatigué ?
    Jordan Dupuis : Quand tu embarques dans ce processus-là, c’est dans une perspective à long terme. Je ne regrette pas de l’avoir entrepris, mais il m’épuise énormément. C’est difficile sur le corps. Mais après la chirurgie qui s’en vient, aux cuisses et à l’abdomen, je ferme les livres. J’ai hâte d’avoir fini mon Iron Man. Je suis fatigué.

    Le livre met en lumière l’effet pernicieux de percevoir certains aliments comme une récompense ou un truc à cacher dans la maison. Comment gérerais-tu la bouffe si tu avais des enfants ?
    Jordan Dupuis : C’est la première fois qu’on me pose cette question-là… et elle me terrifie. Je pense que la maladie de la dépendance est quelque chose qu’on porte en soi, en plus des facteurs d’influence circonstancielle. Je la portais à l’intérieur de moi, elle s’est manifestée par la nourriture, mais ç’aurait très bien pu être l’alcool, la drogue ou autre chose. Donc, j’ai peur de transmettre le trouble alimentaire à un enfant. C’est sûr que, involontairement, je reproduirais des erreurs. Je ferais de mon mieux avec ce que j’ai, comme mes parents ont fait. En fait, je pense que ce serait un frein à la parentalité.

    Connaissant les standards de beauté physique de la communauté gaie, penses-tu que tu aurais moins souffert si tu avais été gros et hétéro ?
    Jordan Dupuis : À 100 %. D’abord, parce que je me suis souvent fait draguer par des femmes. Plusieurs d’entre elles sont capables de passer par-dessus une surcharge pondérale et certaines trouvent ça réconfortant. Mais pour un gars gros dans nos communautés, il aurait fallu que je sois un bear, soit une culture à laquelle je ne m’identifiais pas du tout. Je ne me voyais pas magnifier mon poids, alors que c’est la principale raison de mon mal-être. On parle beaucoup de diversité corporelle en société, mais dans le milieu gai, c’est pire que jamais.

    Ta mère a hâte que cette période de ta vie soit derrière toi, mais plus tu guéris, plus tu as envie d’en parler. En terminant, j’aimerais savoir comment tu décris ton bonheur au printemps 2024.
    Jordan Dupuis : En éveil. Dans la gratitude et dans l’empathie. Je suis en train de nommer ce qui me rend heureux le plus. J’ai le goût d’explorer, de m’amuser, de cultiver mon bonheur et d’en prendre plus soin.


    INFOS | Tuer l’ogre / Jordan Dupuis, Libre Expression, 2024, 208 p.
    https://editionsstanke.groupelivre.com

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